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Le cœur et le corps. Une approche anatomique de la spiritualité du Cœur de Jésus

Père Sébastian Dehorter

 

Nous reproduisons ici le texte remanié d’une conférence donnée par le P. Sébastien Dehorter le 4 mai 2024 dans la Basilique Nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg (Bruxelles) dont nous avons gardé le caractère oral. Cette conférence a été adressée aux membres de la Société Médicale Belge Saint-Luc, réunis à l’occasion de leur Assemblée Générale annuelle, ainsi qu’à des paroissiens de l’Unité Pastorale « Père Damien », la plupart d’entre eux travaillant dans le monde du soin : aides-soignantes, infirmiers et infirmières, médecins, etc. Responsable de l’Unité Pastorale Père Damien, S. Dehorter est également maître de conférence invité à l’UCLouvain. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat en théologie biblique publiée en 2023 (1). Prononcée dans le cadre du jubilé du Sacré-Cœur (pour fêter le 350e anniversaire des apparitions de Jésus à Sainte Marguerite-Marie entre 1673 et 1675 dans la petite ville française de Paray-le-Monial) et intitulée « Le cœur et le corps », la conférence développe un regard anatomique sur le cœur de Jésus afin de montrer aussi bien la richesse que l’actualité de la spiritualité qui s’est développée à partir de la fin du XVIIe siècle.

 

Introduction : une « approche anatomique » de la spiritualité du Cœur de Jésus

S’il est impossible de parler de la spiritualité du Sacré-Cœur sans prononcer les noms de Paray-le-Monial et de Marguerite-Marie (2), il faut remarquer aussitôt que celle-ci ne tire cependant pas son origine d’une révélation privée (3). Elle « trouve sa source dans l’Écriture et la Tradition, et la liturgie, et en particulier dans les écrits de l’Apôtre saint Jean (4) ». Et pourtant, lorsqu’on cherche à revenir aux sources bibliques de cette spiritualité, on est frappé par le fait que dans le Nouveau Testament, le mot « cœur » (καρδία, kardia) n’est utilisé qu’une seule fois au sujet de Jésus, en Mt 11,29 : « mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur ». Nulle part ailleurs, ni chez Paul, ni chez Jean, il n’est question du « cœur de Jésus » ! Si donc dans les autres passages on ne parle pas du « cœur », de quoi parle-t-on ? Je voudrais vous proposer ce matin une sorte d’examen anatomique du corps de Jésus pour mieux comprendre toute la richesse de ce qu’on appelle « son cœur ». En plus du verset de Mt 11 que je viens de citer, trois passages de l’évangile de St Jean servent de référence à la spiritualité qui s’est développée à la suite des apparitions de Paray-le-Monial (5). Nous allons donc faire un peu d’anatomie et aussi un peu de grec pour rejoindre autant que possible la précision des termes. En réalité, le mot cœur désigne le « mystère intérieur de l’homme (6) », ce qu’il y a de plus profond en lui, il n’est pas étonnant qu’il faille plus d’un terme, même du point de vue de l’anatomie, pour en désigner les contours sémantiques et la richesse spirituelle.

 

Au dernier repas de Jésus : le cœur profond et le cœur qui bat

Le premier passage est celui du dernier repas de Jésus (Jn 13). Après le lavement des pieds, Jésus parle de ce qui va lui arriver, notamment de sa livraison / trahison prochaine. C’est alors qu’apparaît dans l’évangile, une figure très importante, le « disciple que Jésus aimait » (13,23). On dit d’abord de lui « qu’il était installé tout contre Jésus (7) » (13,23) et, ensuite, quand Pierre lui fait signe de demander à Jésus de qui ce dernier parle-t-il, l’évangéliste précise que, « se penchant vers la poitrine de Jésus [il] lui dit : "Seigneur, qui est-ce" » ? (13,25).

 

Nous avons là deux premières indications anatomiques du cœur de Jésus, d’abord le « sein / kolpos », ensuite la « poitrine / stêthos ». Dans un premier temps en effet, le disciple bien-aimé est « couché (ἀνακείμενος) » « dans le sein de Jésus (ἐν τῷ κόλπῳ τοῦ Ἰησοῦ) » (13,23). Ensuite, pour savoir de qui Jésus parle-t-il, il doit se « pencher (ἀναπεσὼν) » – on pourrait aussi traduire par « se retourner en se laissant tomber en arrière, se renverser » – « sur la poitrine de Jésus (ἐπὶ τὸ στῆθος τοῦ Ἰησοῦ) » (13,25).

 

Le kolpos désigne le sein (d’une mère ou d’une nourrice) (8) ; le ventre, les entrailles. Appliqué à d’autres réalités que celles du corps humain, il indique les plis, comme les plis d’un vêtement, ou, par analogie, le renfoncement de la mer entre deux vagues, l’intérieur de la mer, son pli ou son sein ; ou encore l’intérieur de la terre, la sinuosité d’un littoral (cf. Ac 27,39). Nous pouvons en retenir la notion de profondeur, de pli, de renfoncement, comme dans l’expression biblique « le sein d’Abraham » (cf. Lc 16,22-23). On y perçoit le sentiment de protection, peut-être même de cachette ; de profondeur mystérieuse qu’on n’aura pas fini d’explorer. Telle est, dans un premier temps, la position du disciple « dans le sein de Jésus ».

 

Le stêthos, de son côté, désigne la poitrine au sens général, la partie centrale de la poitrine de l’homme ou de la femme, comme dans l’expression « se frapper la poitrine » ; elle est le siège aussi bien du souffle et de la voix que celui du cœur. Par suite, au figuré, la poitrine / sthêtos est aussi le lieu des sentiments. Ce deuxième mot est davantage connu des médecins puisqu’il a donné le nom au « stéthoscope », appareil qui, selon son étymologie, sert à « regarder (en réalité écouter) la poitrine ». Le disciple bien-aimé devient d’une certaine manière un stéthoscope : renversé sur la poitrine de Jésus, il peut en prendre le pouls, écouter les battements de son cœur.

 

À ces précisions terminologiques, ajoutons qu’à la fin du Prologue de son évangile, saint Jean après avoir affirmé que « personne n’a jamais vu Dieu » précise que « le Fils Unique, qui est dans le sein  du Père (ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς), nous l’a fait connaître » (1,18). Nous avons là l’unique autre occurrence (et la première dans l’ordre d’apparition) du terme « sein / kolpos » dans l’évangile de St Jean. Dans un premier temps, donc, l’attitude du disciple à l’égard de Jésus, « tout contre lui » (13,23) est similaire à celle, dans le mystère de la Trinité, du Fils à l’égard du Père, situé, lui aussi « dans le sein du Père » (1,18). Une différence cependant est à relever : tandis que l’attitude du Fils est dynamique (il est moins « dans le sein du Père » que, littéralement, « vers le sein du Père (9) »), celle du disciple, « couché dans le sein de Jésus (10) », est totalement statique (13,23). Le rapprochement entre les deux passages ajoute une nuance supplémentaire : être « contre Jésus », « dans son sein » (13,23), c’est aussi se recevoir de lui, se laisser engendrer par lui, afin d’être en mesure de le « faire connaître » (1,18). C’est d’ailleurs la question de Pierre à l’égard du disciple :  « Demande quel est celui dont il parle » (13,24) – autrement dit : « fais-nous connaître » ce qu’il en est. A la différence cependant du Verbe éternel, tourné de manière dynamique vers le Père et ne cessant pas de se recevoir de lui en tant qu’« Unique engendré » (1,18) , le disciple bien-aimé doit faire un mouvement de retournement pour avoir accès à la réponse attendue. Ce faisant, le kolpos devient stêthos, non plus ce lieu profond où l’enfant se reçoit de sa mère et aime s’y blottir, mais la poitrine ou résonne le souffle, la voix et le cœur. 

 

Retenons de ces analyses une première double indication pour entrer dans la spiritualité du cœur.

·       Il s’agit dans en premier temps de regarder le corps de Jésus et, à sa suite le corps des gens dont nous avons à prendre soin, comme un lieu de profondeur, un refuge protecteur, et aussi un lieu d’engendrement. Avant d’avoir été adultes, tous nous avons été enfants, et nous avons pu vivre ce contact « peau à peau » dans lequel un enfant aime et continue de se recevoir de sa mère.

·       Dans un second temps, être posé sur le cœur de Jésus, c’est aussi en prendre le pouls pour « en faire connaître » l’intériorité. C’est d’ailleurs l’une des images qui caractérisent les médecins : les hommes et les femmes en blouse blanche et stéthoscope autour du cou. Que perçoit-on dans un pouls ? Assurément, quelque chose de la santé de cette pompe extraordinaire qu’est le cœur, mais qui n’est pas indépendante des émotions affectives qui traversent la personne auscultée : régularités et irrégularités ; « souffle au cœur », arythmie, valves défectueuses, etc. Le « cœur de Jésus » c’est d’abord cela : un cœur qui bat dans la poitrine d’un homme qui déjà se sait trahi et qui, dans quelques heures, sera angoissé jusqu’à mourir au point de verser de la sueur « comme des gouttes de sang » (Lc 23,44). Au moment où Jésus annonce qu’il va être livré, trahi, au moment où il donne la bouchée à Judas, qu’est-ce que le disciple bien-aimé a pu comprendre en écoutant son pouls, quelle profondeur secrète est-il parvenu à rejoindre (11)  ?

 

Au pied de la Croix : le cœur maternel et le cœur souillé

Le deuxième passage est le récit bien connu de la mort de Jésus par crucifixion et du transpercement de son cœur (Jn 19,31-37). Alors que des soldats viennent briser les jambes des deux hommes crucifiés avec Jésus pour accélérer leur agonie, lorsqu’ils arrivent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes mais l’un d’entre eux « de sa lance lui perça le côté (τὴν πλευρὰν ἔνυξεν) et il en sortit aussitôt du sang et de l’eau » (19,34).

 

Nous rencontrons un nouveau mot, « flanc » ou « côté » (πλευρά, pleura) que l’on peut mettre aussitôt en rapport avec un autre, « ventre » ou « sein » (κοιλία, koilia). Au ch. 7 de Jean, en effet, Jésus, annonçant par avance le don du Saint Esprit, s’écria : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et que boive celui qui croit en moi ! Selon le mot de l'Écriture : De son sein (ἐκ τῆς κοιλίας αὐτοῦ) couleront des fleuves d'eau vive » (7,37-38). Ce passage sera lu et compris comme une prophétie interne au récit évangélique (on parle aussi de prolepse) de Jn 19,34. Deux différences sont à noter : (1) D’une part, « ventre / koilia » devient « côté / pleura ». Ce glissement d’un terme anatomique à un autre n’est pas sans rappeler celui que nous avons observé en Jn 13 entre kolpos et stêthos.  (2) D’autre part, l’expression de Jn 7,38 (« de son sein couleront des fleuve d’eau vive ») est grammaticalement ambivalente car celui qui est désigné par «  de son sein » peut aussi bien être le Christ que le croyant. Alors qu’à l’heure de la croix (Jn 19,34), seul le « côté / pleura » du Christ est transpercé, à la suite de quoi jaillissent du sang et de l’eau, à l’heure de la prophétie (Jn 7,37-38), la source d’eau vive peut être située aussi bien dans le « ventre / koilia » du Christ que dans celui du croyant. Nous reviendrons plus loin sur ce deuxième point.

 

Le mot πλευρά, en général au pluriel, désigne les côtes d’une personne ou d’un animal. Par extension, le terme désigne le côté ou le flanc, d’un homme mais aussi d’un objet, comme dans l’expression παρὰ πλευράν τινι εἶναι : « être au côté » de quelqu’un ou de quelque chose.

 

Le mot κοιλία désigne le ventre, au sens de la cavité, du creux du ventre, comme dans l’expression le « ventre du monstre marin » au sujet de Jonas (Mt 12,40). Il peut s’agir aussi bien de la partie du ventre où se développe le fœtus (cf. « l’enfant bondit dans le sein de sa mère » en Lc 1,41 ; ou  encore : « comment, étant vieux, entrer dans le sein de sa mère ? » en Jn 3,41), que tout ce qui concerne la digestion, le bas-ventre, de l’estomac jusqu’au colon (ainsi : « rien de ce qui pénètre dans le ventre de l’homme ne le rend impur » en Mt 15,17). Par suite, koilia peut même désigner ce qui sort du ventre, les déjections liquides ou solides. Dans la Bible, on rencontre souvent l’expression ek koilias pour dire « de naissance ».

 

Si le second terme, celui de la prophétie, est plus intérieur en désignant cette partie du bas-ventre où la vie est conçue, le premier renvoie, dans la symbolique biblique, à la création de l’homme et de la femme, tout en invitant, par son contexte, à nous arrêter sur les circonstances de la mort physique de Jésus (12). La référence au « cœur de Jésus » à propos de ce passage y apporte des connotations nouvelles par rapport à ce qui a été vu précédemment (Jn 13), tandis que la continuité de l’un à l’autre est assuré par la présence « du disciple que Jésus aimait » (13,24 et 19,26). Voyons cela de plus près.

 

L’allusion à la création de l’homme et de la femme à travers l’usage du terme « côté / pleura » a largement été commenté par toute la Tradition. Le mot pleura renvoie à la deuxième page de la Genèse lorsque « le Seigneur Dieu façonna (litt. construisit) en femme le côté qu’il avait pris d’Adam et il la conduisit vers l’Adam (καὶ ᾠκοδόμησεν κύριος ὁ θεὸς τὴν πλευράν ἣν ἔλαβεν ἀπὸ τοῦ Αδαμ εἰς γυναῖκα καὶ ἤγαγεν αὐτὴν πρὸς τὸν Αδαμ) » (Gn 2,22 dans sa version grecque, dite des LXX). Remarquons cependant au passage que si le terme grec pleura désigne bien, dans son sens premier, cet os du corps qu’on appelle « côte », cela n’est pas du tout évident pour le terme hébreu utilisé (tsela’). Majoritairement dans la Bible, tsela’ désigne le côté d’un bâtiment et non pas un os du corps (13). Quoiqu’il en soit, l’harmonique entre, d’une part, le « côté » transpercé du Christ déjà mort d’où jaillissent du sang et de l’eau et, d’autre part, le « côté » pris à Adam endormi pour façonner la femme a conduit les Pères de l’Eglise à reconnaître dans la scène de la mort du Christ, celle, conjointe, de la création de l’Eglise, nouvelle Ève et épouse du Christ. Dans cette lecture, la continuité avec la prophétie de Jn 7,37-38 est naturelle. Le « côté / pleura » du Christ est bien ce « ventre maternel / koilia » duquel a été enfantée l’Eglise, tandis que le « fleuve d’eau vive » de l’Esprit qui s’en écoule jaillit conjointement, et du côté transpercé du Christ, et du sein de l’Eglise devenue source de vie.

 

Cela dit, dans sa littéralité, le passage de Jn 19 conduit surtout à s’interroger sur la mort physique de Jésus. Une étude qui fait date, publiée en 1986 dans le Journal of the American Medical Association, parvient aux conclusions suivantes. « Les coups de fouet ont produit de profondes lacérations ainsi qu’une importante perte de sang et ont probablement conduit à un état de choc hypovolémique comme le montre le fait que Jésus fut trop faible pour porter sa croix jusqu’au Golgotha. Au lieu de la crucifixion, ses poignets furent cloués au patibulum et, une fois que ce dernier fut dressé, ses pieds furent cloués sur un petit marche-pied. Le principal effet physiologique de la crucifixion est une interférence avec la respiration normale ». « La cause réelle de la mort de Jésus, comme celle d'autres victimes crucifiées, peut avoir été multifactorielle mais fut liée principalement à un choc hypovolémique, à une asphyxie par épuisement et peut-être à une insuffisance cardiaque aiguë (14) ». Dans ce cadre médical, trois commentaires précisent le texte évangélique

1.     Le fait de briser les jambes des crucifiés est donc une manière d’accélérer leur mort par étouffement.

2.     L’expression « sang et eau » a suscité pas mal de commentaires médicaux car on se demandait s’il fallait y voir une succession chronologique (du sang d’abord, de l’eau ensuite) ce qui serait difficilement explicable d’un point de vue physiologique. En fait, il faut plutôt lire l’expression comme désignant majoritairement du sang, mêlé à un autre liquide plus clair. D’après l’article du JAMA, « l'eau » représente probablement « un liquide pleural et péricardique séreux », à savoir l’un des différents fluides corporels qui sont généralement de couleur jaune pâle et transparents (comme du sérum) et qui remplissent l'intérieur des cavités corporelles.

3.     Enfin le « côté transpercé » fut probablement et selon la tradition le côté droit, bien qu’aucun élément du texte ne permet de le préciser avec certitude. Comme le note l’article précédemment cité, « supporting this tradition is the fact that a large flow of blood would be more likely with a perforation of the distended and thin-walled right atrium or ventricle than the thick- walled and contracted left ventricle (15) ».

 

Quelles nouvelles notes pour une « spiritualité du cœur » pouvons-nous en tirer ?

·       Premièrement, il n’est plus question comme précédemment de contact – quand le disciple reposait « dans le sein » de Jésus avant de se renverser « sur sa poitrine » – mais, à présent, de regard, en raison de la mise à distance imposée par la crucifixion elle-même.

·       Deuxièmement, aux yeux de la tradition spirituelle, le « cœur de Jésus » est koilia (Jn 7,38), un « ventre maternel », fécond et vivifiant comme une source, un côté « ouvert (16) », qui, à l’instar du récit de la Genèse, donne naissance, au cours d’une mystérieuse opération chirurgicale, à cette nouvelle Ève qu’est l’Église et dont les principales sources de vie sont le sang de l’Eucharistie et l’eau du Baptême et de l’Esprit.

·       Troisièmement, ce regard de foi ne doit cependant pas occulter la première impression que cette scène a dû produire chez ses spectateurs, celle d’un pendu, mort épuisé par asphyxie, et dont le corps souillé par le sang de la flagellation le fut davantage par l’opération du transpercement qui fit s’écouler un mélange de sang (provenant vraisemblablement du ventricule droit) et de liquide pleural et péricardique. Rappelons en passant que dans le monde biblique, tout épanchement de liquide hors du corps d’un homme rend ce dernier impur (cf. Lv 15).

Il y a là une leçon précieuse : ce cœur, épuisé et sali, et pour ainsi dire dégoulinant hors de lui-même est en même temps, au regard de la foi, un cœur qui donne la vie. À la suite du disciple bien-aimé, c’est sans doute à cette même conversion du regard sur les corps souillés que nous rencontrons que nous sommes appelés.

 

Au huitième jour de la résurrection : le cœur miséricordieux

Le troisième passage est celui de l’apparition du Ressuscité au soir de la résurrection et la demande de Thomas, huit jours plus tard, de pouvoir voir et toucher les mains de Jésus, la marque des clous et « le côté » (Jn 20, 24-29). On retrouve donc le mot « côté / pleura » rencontré précédemment. L’expression est crue puisque Thomas demande littéralement à pouvoir « jeter sa main dans le côté [du Christ] (βάλω μου τὴν χεῖρα εἰς τὴν πλευρὰν αὐτοῦ) » (20,25) ! Quant à Jésus, il va se prêter au jeu puisqu’en apparaissant à Thomas, il reprend son souhait et même il le renforce : « Porte ton doigt ici et vois mes mains, et porte ta main et jette[-la] dans mon côté » (20,27). Thomas veut véritablement palper le corps du Ressuscité de la manière la plus intrusive qui soit et si l’on veut se représenter ce que cela signifie on pourra se reporter au fameux tableau du Caravage intitulé « L’incrédulité de Saint Thomas » (17).

 

A présent, le « côté / pleura » est associé, non pas à un autre terme pouvant désigner le « cœur », mais il est mis en relation avec les « mains » (les mains crucifiées de Jésus, le doigt et les mains qui veulent toucher) et aussi la « marque des clous (ὁ τύπος τῶν ἥλων) », ce qui renvoie physiologiquement à la réalité des plaies ou des cicatrices. Il y a là un étonnement qui ne manque pas de faire réfléchir : le Ressuscité a gardé ses plaies ; son côté est toujours transpercé et ouvert !

 

J’ai reçu un jour le témoignage d’une femme médecin dans un fedasil (18) me racontant, à la suite de la lecture de cet évangile, qu’il lui arrivait de devoir ausculter le corps des nouveaux arrivés et d’interroger l’histoire de chacune de leurs cicatrices ou plaies encore ouvertes : coups reçus pendant l’enfance, bousculade sur le bateau, coup de pied ou de crosse à une frontière, etc. Le corps de chacun est porteur de toute une histoire qui ne s’efface pas ; parfois, il s’agit de plaies encore ouvertes, purulentes. De même, la résurrection n’efface pas l’histoire de la crucifixion, mais il semble qu’elle la transfigure. Jésus, en effet, invite Thomas à palper et même à pénétrer son côté transpercé. Quelle audace ! Ce n’est plus une plaie vive, qui pourrait encore faire mal. A la manière de la fresque que l’on trouve dans la chapelle des apparitions de Paray-le-Monial, elle est devenue une plaie glorieuse, comme un soleil, qui donne désormais accès au mystère de sa divinité. En ce sens, elle est miséricorde.

 

Conclusion

La richesse spirituelle de la « dévotion au Sacré-Cœur » s’enracine dans la richesse des termes utilisés par l’évangéliste pour désigner ce que appelons le « cœur du Christ » de la manière la plus générale qui soit. Ce chemin qui va du corps au cœur du Christ, chacun d’entre nous est invité à le parcourir, au sujet du Christ en premier lieu, mais aussi au sujet de tout homme et de toute femme qu’il rencontre et peut-être au sujet du corps ecclésial que nous habitons, tant il est vrai que le corps est un langage appelé à être déchiffré.

 

Plusieurs notes sont apparues qui constituent autant d’harmoniques complémentaires de la « spiritualité du cœur ».

·       Le cœur comme lieu de repos, de profondeur et d’engendrement. C’est un cœur qui bat et qui invite, dans un mouvement de conversion, à savoir écouter et discerner la santé des corps et des cœurs, tant physique, émotionnelle, que spirituelle.

·       C’est aussi un cœur asphyxié et épuisé, tel qu’il apparaît dans le corps transpercé et ouvert, pendu à la croix, souillé par le liquide qui s’écoule de son côté. Et pourtant, le regard croyant y reconnaît un cœur qui donne la vie, devenant pour ceux qui s’y abreuvent, une source jaillissant en vie éternelle.

·       Enfin, un cœur de miséricorde, portant toujours vives les marques de l’histoire, non pas effacées mais transfigurées au point de s’offrir à l’auscultation audacieuse des mal-croyants.

Que ce chemin qui va du corps au cœur puisse être le vôtre et celui de tout un chacun.

 

Notes

 

  1. Sébastien Dehorter, Portrait d’une Église crucifiée (BZNW 261), Berlin, De Gruyter, 2023.

  2. Pour une analyse pas à pas des principales apparitions de Jésus à Ste Marguerite-Marie (contexte sociétal et liturgique, contenu des messages reçus et signification), on se reportera par exemple à Benoit Guédas, Le réveil de la miséricorde. L'appel du Sacré-Coeur de Jésus à Paray-le-Monial, éditions de l’Emmanuel, 2015.

  3. Cf. Pie XII, Lettre encyclique Haurietis Aquas, 52.

  4. Martin Pradère, Jésus doux et humble de cœur, éditions de l’Emmanuel, 2005, p. 18.

  5.  Pour une lecture spirituelle de ces sources johanniques, voir Martin Pradère, Jésus doux et humble de cœur, p. 88-98.

  6. Jean-Paul II, Lettre encyclique Redemptor Hominis (1979), 8.

  7. Je reprends dans un premier temps la traduction de la Bible de Jérusalem, édition de 1998.

  8. Pour toutes les précisions terminologiques, nous nous sommes référés au dictionnaire grec-français d’A. Bailly dans sa version en ligne, disponible sur : https://bailly.app/ (consulté le 27 mai 2024).

  9. En grec, eis + accusatif indique un mouvement.

  10. En grec, en + datif indique une position statique.

  11. On remarquera que l’évangile n’apporte pas de réponse à cette question. Au XIIIe siècle lorsque sainte Gertrude d’Helfta sera bénéficiaire d’apparitions de saint Jean et qu’elle s’étonnera qu’il ait gardé un si profond silence sur les très douces palpitations du cœur de Jésus, elle s’entendra répondre : « Ma mission était que du Verbe incréé de Dieu le Père, je ne transcrive pour l’Eglise naissante qu’un seul mot où jusqu’à la fin du monde, il y ait de quoi satisfaire l’intelligence du genre humain tout entier, même si nul ne parviendra jamais à le comprendre pleinement. Quant à la douce éloquence de ces pulsations, elle a été gardée en réserve pour les temps actuels afin que leur écho réchauffe l’amour engourdi que porte à Dieu le monde vieillissant », cf. E. Glottin, Voici ce Coeur qui nous a tant aimés, éditions de l’Emmanuel, 2003, p. 45-46.

  12. Pour cet aspect, nous suivrons Edwards et al., « On the Physical Death of Jesus Christ », dans Journal of the American Medical Association, 255.1 (1986), p. 1455-1463.

  13. Pour une analyse minutieuse du passage biblique, notamment des précisions lexicales mais aussi sa profondeur anthropologique et théologique, voir Hélène de Saint Aubert, Sexuation, parité et nuptialité dans le second récit de la Création (Genèse 2) (Lectio Divina 282), Paris, Cerf, 2023.

  14. Nous reprenons ici les principales conclusions de Edwards et al., « On the Physical Death of Jesus Christ » (nous soulignons).

  15. Edwards et al., « On the Physical Death of Jesus Christ », p. 1462.

  16. C’est la traduction (latine) que la Vulgate a donné au verbe grec « transpercer » : aperuit.

  17.  « L'Incrédulité de saint Thomas (en italien L’incredulità di San Tommaso) » est un tableau du Caravage peint vers 1603 et conservé à Potsdam.

  18. L'Agence fédérale pour l'accueil des demandeurs d'asile en Belgique.